Le conseil municipal de Saint-Quay-Portrieux a validé la décision d’achat d’une balayeuse municipale, pour remplacer l’ancienne, à bout de souffle. Balayeuse municipale, je ne peux pas m’empêcher de penser à la pièce de théâtre Topaze, de Marcel Pagnol, où Castel-Bénac, Conseiller municipal, fait acheter par la ville des balayeuses qu’il fournit lui-même, à des prix exorbitants, au travers de sociétés écran ou d’hommes de paille, comme le brave Topaze, professeur à la pension Muche. N’y voyez aucune critique de la municipalité, Saint-Quay-Portrieux n’a acheté qu’une balayeuse et pas cinquante, et Quelen n’est pas Castel-Bénac. Mais j’ai été très marqué par Marcel Pagnol, j’ai passé mon enfance dans ces collines qui lui étaient chères, le dimanche, j’allais à la messe à l’église de la Treille, son village, j’ai fréquenté le lycée Thiers, son lycée, et j’ai adoré ses pièces de théâtre, ses récits d’enfance et ses films. Aussi je profite de l’actualité pour vous soumettre la lecture ou la relecture des scènes VI et VII du premier acte. La pièce n’a pas vieilli, la prévarication et la corruption sont maintenant planétaires…
ACTE III. SCÈNE VI
Entre un vénérable vieillard. Il porte des favoris blancs comme un notaire de province. Toute sa personne est d’une éminente dignité. Il s’avance, l’air triste et noble, et salue Topaze cérémonieusement.
Le vénérable vieillard : J’ai le plaisir de parler à monsieur Topaze ?
Topaze : Oui, monsieur. En quoi puis-je vous servir ?
Le vénérable vieillard : En rien, monsieur. Ce n’est point pour vous demander votre aide mais pour vous offrir la mienne que je suis venu ici aujourd’hui.
Il s’assoit près du bureau.
Topaze : Je vous remercie par avance, monsieur, mais j’aimerais assez savoir qui vous êtes.
Le vénérable vieillard : Qui je suis ? Un vieux philosophe qui a la faiblesse de s’intéresser aux autres. Quant à mon nom, il importe peu. Venons-en au fait. Vous avez dû lire, avant-hier, dans une feuille publique, un écho qui contient une allusion assez nette à certaines affaires que vous avez traitées.
Topaze : Oui, monsieur. Il m’a semblé, en effet, que le pion douteux pouvait bien s’appliquer à moi-même, quoique je n’aie pas été révoqué pour une affaire de mœurs.
Le vénérable vieillard : Je l’admets mais il faut bien accorder un peu de fantaisie aux journalistes… Il n’en est pas moins vrai que vous avez fourni à la ville des balayeuses dites “système Topaze”. Or, ces véhicules sortent d’une maison italienne et vous n’êtes, en l’affaire, que le prête-nom de M. Castel-Bénac. Le directeur de ce journal a fait lui-même une enquête des plus sérieuses, et le numéro de demain doit révéler toute la combinaison à ses lecteurs. C’est ce numéro que je vous apporte. Voici.
Il tend un journal à Topaze. En première page, un titre énorme : “Le scandale Topaze”. Tandis que Topaze, effaré, le parcourt, le vénérable vieillard l’observe.
Le vénérable vieillard : Quatre colonnes de preuves irréfutables ! Cinq cent mille exemplaires dans les rues demain matin.
Topaze : Avec ma photographie… Mais enfin, monsieur, pourquoi ces gens-là veulent-ils me perdre ?
Le vénérable vieillard, dignement : Monsieur, le premier devoir de la presse, c’est de veiller à la propreté morale et de dénoncer les abus. Je dirais même que c’est sa seule raison d’être. Enfin, vous voilà prévenu. Il se lève.
Topaze : Je vous remercie de votre démarche spontanée, quoique je n’en tire pas un grand avantage…
Un temps.
Le vénérable vieillard : Vous n’avez rien à me dire ?
Topaze : Non, monsieur. Que dire ?
Le vénérable vieillard (insinuant) : Je connais bien Vernickel, le directeur. Ne me chargerez-vous point d’une commission pour lui ?
Topaze : Dites-lui qu’il a raison et qu’il fait son devoir.
Le vénérable vieillard : Oh! voyons, monsieur, vous n’allez pas attendre que le scandale éclate? (Topaze répond par un geste de lassitude et d’impuissance.) Réfléchissez, monsieur, l’honneur est ce que nous avons de plus précieux et il vaut tous les sacrifices. Vernickel n’est pas une brute… Certain geste pourrait le toucher… Allons, monsieur, vous devinez ce qui vous reste à faire ?
Topaze : Monsieur, je n’ose vous comprendre.
Le vénérable vieillard (souriant) : Osez, monsieur… osez…
Topaze : Et vous croyez que si je fais ce geste, le numéro ne paraîtra pas ?
Le vénérable vieillard : Je vous donne ma parole d’honneur que c’est un enterrement de première classe.
Topaze (perplexe) : De première classe?
Le vénérable vieillard : Allons, un peu de bonne volonté. Exécutez-vous.
Topaze, hagard : Tout de suite ?
Le vénérable vieillard : Ma foi, le plus tôt sera le mieux.
Topaze, même jeu : Quoi ? Devant vous ?
Le vénérable vieillard (joyeux) : Tiens, mais oui, parbleu !
Topaze : Monsieur, vous tenez donc à voir râler un de vos semblables ?
Le vénérable vieillard (débonnaire) : Mais qui vous oblige à râler ? C’est ce que je leur dis toujours. Pourquoi râler, puisque vous finirez par y passer comme les autres ? Mais non, ils râlent toujours, on dirait que ça les soulage !
Topaze (indigné) : Mais savez-vous bien, monsieur, que ce sang-froid ne vous fait pas honneur ? Oui, j’ai commis une faute grave, je le reconnais, je l’avoue. Oui, j’ai mérité un châtiment… Mais, cependant…
Castel-Bénac vient d’entrer. Il regarde Topaze, puis le vieux monsieur, puis Topaze.
SCÈNE VII
Castel-Bénac : Qu’est-ce que c’est?
Topaze : Cet homme a surpris nos secrets, et il exige que je me tue devant ses yeux.
Castel-Bénac : Sans blague ?
Le vénérable vieillard : Mais non, je voulais…
Castel-Bénac : Combien?
Le vénérable vieillard : Vingt-cinq mille.
Il donne à Castel-Bénac le numéro du journal.
Topaze : Comment, monsieur…
Castel-Bénac : Taisez-vous, asseyez-vous, cher ami… (Il parcourt le journal) Bien. Est-ce que Vernickel sait que je suis dans le coup?
Le vénérable vieillard : Oui, mais il m’avait dit de m’adresser à M. Topaze.
Castel-Bénac : II n’est pas bête. “Allô, mademoiselle… Demandez-moi Vernickel à la Conscience Publique.” Dites donc, vénérable vieillard, ce n’est pas la première fois que vous faites du chantage ?
Le vénérable vieillard (froissé) : Oh! Monsieur… Ai-je l’air d’un débutant ? J’ai commencé avec Panama.
Castel-Bénac : Ça, c’était du beau travail.
Le vénérable vieillard : Ah, oui… Des députés, des ministres, pensez donc… Des gens très bien… J’en ai fait une quarantaine, et sans entendre seulement un mot grossier… Et pourtant, à cette époque-là, je n’avais pas encore le physique…
Castel-Bénac : “Allô?” Le physique, ce n’est rien, mais c’est le culot !
Le vénérable vieillard : Eh bien, monsieur, ne croyez pas ça. Le physique, voyez-vous…
Castel-Bénac (au téléphone) : Bonjour, mon cher Vernickel… Pas mal, mon vieux, et vous-même ? Dites donc, il y a chez moi un vénérable vieillard qui vient de votre part. Je le trouve un peu cher. Oui, une petite réduction. Non, encore trop cher… Ce que je donne? Eh bien, je donne cinq francs, oui cent sous. Bon. Eh bien, mon cher, vous avez tort de menacer un vieil ami. Attendez une seconde… (à Topaze) Le dossier… (Topaze lui passe le dossier) Une petite histoire… (il lit sur une fiche) Vous avez peut-être connu un apprenti imprimeur qui s’enfuit de Melun en novembre 1894 en emportant la caisse de son patron ? Il fut condamné le 2 janvier 1898 par le tribunal correctionnel de Melun à treize mois de prison… Très curieux, hein ? Ah ! bon ! bon ! Un simple malentendu, évidemment… Très vieille amitié, mais oui. Et votre petit Victor va bien ? Oui, c’est à cet âge-là qu’ils sont le plus intéressants… Au revoir, cher ami. A bientôt ! (au vénérable vieillard) C’est réglé.
Le vénérable vieillard (souriant) : Et fort bien réglé, monsieur, mes compliments… Je n’ai plus qu’à me retirer.
Castel-Bénac : Aucun doute là-dessus.
Le vénérable vieillard : Mais je voudrais vous demander une faveur….
Castel-Bénac : Laquelle ?
Le vénérable vieillard : Voulez-vous me permettre de copier la suite de la fiche de Vernickel ?
Castel-Bénac : Vénérable vieillard, je vous trouve un peu culotté !
Le vénérable vieillard : Dans ce cas, n’en parlons plus…
Castel-Bénac : Ah ! écoutez. Un mot. (Il l’entraîne dans un coin et lui dit à demi-voix.) Vous me feriez plaisir de sortir à reculons.
Le vénérable vieillard : Pourquoi ?
Castel-Bénac : Parce que si vous me tournez le dos, je ne pourrai pas m’empêcher de vous botter le derrière.
Le vénérable vieillard : Ah ! Fort bien, fort bien…
Il sort à reculons et, sur la porte, il s’enfuit.